Dix raisons pour la France de sortir du marché européen de l'électricité
L'énergie, dont l'électricité décarbonée sera demain la composante majeure, constitue le sang de toute économie et la clé du développement durable et équitable de nos sociétés.
A l'approche des élections de 2024 l'Europe doit tirer les leçons du dysfonctionnement de son marché électrique, et le réformer pour qu'il accompagne pleinement la transition écologique, économique et sociale de l'Union et de chacun de ses États souverains. Vu de France, où des voix s'élèvent pour que soient rétablis les avantages économiques, sociaux et climatiques de son système électrique historique, le bilan de vingt ans de "concurrence européenne" est très négatif. Non exhaustive, pas plus que les solutions qu'elle suggère, voici une liste de dix raisons de sortir du marché électrique européen et/ou de le réformer :
1. La hausse des prix est incontrôlée : le marché concurrentiel de l'électricité, issu des directives européennes de 1996, 2003, 2009 et 2019 avait pour ambition de faire bénéficier les consommateurs européens de prix bas et compétitifs en favorisant la concurrence entre les fournisseurs. C'est un échec. Ce marché a généré une hausse régulière et significative des prix, provocant, notamment en France, faillites d'entreprises et précarité pour les consommateurs domestiques (la hausse moyenne atteint 80% en 15 ans pour les ménages français)[1].
2. Le marché est instable : outre son renchérissement, le marché électrique européen a échoué à fournir aux économies européennes stabilité, sécurité et visibilité énergétiques. En décourageant l'investissement dans des moyens de production fiables et pilotables, il a généré un risque accru de pénurie, de coupures électriques ainsi qu'une hyper-volatilité des prix. Loin de la relative stabilité qui prévalait antérieurement, les prix horaires du marché peuvent désormais devenir négatifs en cas de productions renouvelables importantes, ou rebondir le même jour à plusieurs centaines d'euros/MWh.
3. L'Europe électrique a contraint de façon délétère les atouts spécifiques des États : afin de protéger leurs consommateurs des aléas d'un marché incertain, certains États ont négocié avec la Commission européenne des conditions dérogatoires, en échange desquelles la Commission a exigé des contreparties. Si la France n'a pas (encore) refusé d'ouvrir ses concessions hydrauliques à la concurrence (à la différence d'autres États) elle a en revanche tenu à conserver des tarifs réglementés (cf. TRV au § 4) et proposé en échange de créer une concurrence artificielle face à EDF (cf. ARENH au § 5). Malgré ces mesures et la profonde réforme [2] de son système électrique pour l'adapter au marché européen, la France a vu se dégrader tous ses atouts historiques, à savoir: son électricité à bas prix, atout majeur pour son industrie, pour les particuliers et pour ses voisins européens (France 1er pays exportateur mondial d'électricité), son indépendance et sa souveraineté (aujourd'hui contrainte d'importer éoliennes et capteurs solaires), la faible empreinte carbone de son électricité en avance de 30 ans (importations électriques européennes carbonées aujourd'hui).
4. Le marché européen a entraîné dans sa hausse les tarifs régulés des États : parmi les dispositions dérogatoires à la règle européenne de libre concurrence (cf. point 3), plusieurs États, dont la France, ont tenu à conserver des Tarifs Régulés de Vente (TRV) pour protéger les consommateurs domestiques et les petites entreprises. Malheureusement, contrainte en contrepartie de préserver des marges aux fournisseurs alternatifs s'approvisionnant à la fois sur l'ARENH et sur le marché, la France a dû dénaturer ses tarifs en les indexant en partie sur les prix de marché européen. Résultat, ces TRV n'ont pu empêcher les consommateurs français restés fidèles aux tarifs EDF de voir eux aussi leur facture électrique exploser (de 71% en 10 ans) [3].
5. L'ARENH (accès régulé à l'électricité nucléaire historique) est un échec : c'est le dispositif proposé en contrepartie du maintien du TRV et de la position dominante d'EDF (cf. § 3). Il prévoit la vente à prix coûtant (42€/MWh) de plus du quart de la production nucléaire d'EDF (100 TWh) à ses concurrents pour leur permettre de faire des offres au-dessous du TRV. Bilan : l'ARENH aura créé plusieurs dizaines de nouveaux "fournisseurs alternatifs", qui ont détourné d'EDF plusieurs millions de clients, mais qui n'ont pas pour la grande majorité d’entre eux, utilisé les milliards d'euros ainsi encaissés pour financer de nouveaux outils industriels de production électrique pour compléter le parc de production du pays. La loi Nome de 2010 imposait pourtant que tout fournisseur, historique ou « alternatif », dispose de capacités de production et d'effacement suffisantes pour assurer à tout moment le bon équilibre entre offre et demande d’électricité. L'ARENH est un échec économique, financier et industriel. Selon la Cour des Comptes il a déjà coûté au moins 7 milliards d'euros de « manque à gagner » à EDF sur 2011-2021, auxquels s'ajoutent 8 milliards d'euros de pertes causées par les 20 TWh supplémentaires imposés par Bercy à EDF juste avant la présidentielle de 2022. L’Autorité de la Concurrence, dressant le bilan des "objectifs assignés à l’ARENH, à savoir l’émergence de la concurrence à l’amont et la baisse significative des prix de détail en aval", constate : "Or aucun de ces objectifs n’a été atteint"[4].
6. La déroute du marché a imposé aux États des interventions internes coûteuses : la flambée des prix électriques n’ayant pu être empêchée ni par le marché concurrentiel européen, ni par les TRV, ni par l’ARENH, la France a dû recourir à des interventions supplémentaires comme des chèques énergie et des boucliers tarifaires [5]. Cette escalade du "quoi qu'il en coûte" a atténué la hausse des factures, mais sans parvenir à l'enrayer. Elle aura coûté plusieurs milliards aux contribuables ... mais sans s'attaquer aux causes. Par ailleurs, en amont, pour favoriser l'implantation (chère à Bruxelles) de producteurs étrangers en France, l’Exécutif ira même jusqu'à proposer à certains des cadeaux anti-concurrentiels comme la gratuité du raccordement au réseau électrique afin d'abaisser facialement leurs coûts de production prohibitifs (exemple : parc éolien offshore de Saint Brieuc).
7. La Commission Européenne elle même reconnaît l'échec du marché européen : son étude d'octobre 2020, sur l’évolution des prix de l’électricité de 2008 à 2019 [6], conclut que les situations des ménages et de l'industrie européenne se sont dégradées par rapport à celles observées hors UE. Cet aveu d'échec confirme la prédiction de l'un des meilleurs spécialistes des systèmes électriques, Marcel Boiteux (1922-2023) [7], pour qui la libre formation des prix de l'électricité (un bien qui ne se stocke pas) par le seul équilibre commercial offre/demande ne peut fonctionner ; l'inertie commerciale conduirait en effet à dépasser les limites supportables des réseaux (fréquence, tension), causant des pannes. Cette inadaptation du marché électrique européen aux règles de formation des prix d'un marché concurrentiel classique a été encore amplifiée lorsqu'aux nécessaires injections/soutirages de réglage pilotées par les gestionnaires du réseau (hors transactions commerciales offre/demande) sont venues s'ajouter des injections intermittentes non sollicitées, sans lien avec la consommation (cf. §8).
8. Les privilèges accordés au photovoltaïque et à l'éolien sont la première cause de dysfonctionnement du marché électrique européen : ces privilèges anti-concurrentiels (obligation d'achat, priorité d'injection) accordés aux producteurs photovoltaïques et éoliens (sans les accorder, par exemple, à la production nucléaire, pourtant moins émettrice de CO2 [8]), et encouragée par le Traité Euratom) sont la cause majeure des dysfonctionnements (volatilité et hausse des prix, pénuries, risque de coupures, dépendance aux fossiles). En imposant de faire cohabiter depuis 15 ans des acteurs concurrentiels et des acteurs subventionnés l'Europe a enfreint trop longtemps les règles de la libre concurrence, désorganisé le marché, découragé l'investissement dans les moyens pilotables (sommés de s'effacer à chaque coup de vent ou de soleil, indépendamment de la demande de leurs propres clients) et au final fait flamber les prix pour les consommateurs, ainsi que les taxes pour les contribuables (bien avant la crise gazière russo-ukrainienne). La solution : mettre fin, progressivement mais rapidement, à la priorité d'injection et à l'obligation d'achat des MWh solaires et éoliens pour qu'émerge enfin une offre renouvelable mature et durable, "vendable à un consommateur final", une offre qui agrège dans un même "ruban électrique" des électrons intermittents et/ou des électrons stockés et/ou des électrons de backup pilotables, à un coût marginal non plus nul, mais incluant les externalités (coûts indirects) induites par ces énergies nouvelles.
9. La sortie de la France du marché européen de l'électricité n'interdirait pas les échanges transfrontaliers (contrairement à certaines affirmations), ni la solidarité entre pays européens, ni les contrats électriques de gré à gré entre producteurs et industriels, nationaux ou européens: en effet ces échanges existaient avant la création du marché. Les États-Unis ont fait la démonstration que peuvent coexister, et pratiquer des échanges, des acteurs ou des États dérégulés (sous libre concurrence des prix) et régulés (avec des tarifs, voire des monopoles électriques intégrant production, distribution et commercialisation) [9]. Revenir à une EDF intégrée, proposant des tarifs et des contrats long terme basés sur ses coûts de revient, ne serait pas illégal au regard de la concurrence (la vente au-dessous du prix de revient est illégale). Il suffirait que la France accepte de soumettre la loyauté des comptes d'EDF au contrôle d'une autorité indépendante ou de la Commission Européenne.
10. En voulant faire de son système électrique non seulement un marché mais aussi un instrument de la lutte contre le dérèglement climatique, l'Europe a encouragé le développement débridé du solaire et de l'éolien, qui pour la France est contre-productif. En effet, son l'électricité nucléaire déjà décarbonée n'avait aucun bénéfice ni aucune complémentarité à attendre des renouvelables intermittents. Au final, en France, solaire et éolien sont (i) contre-productifs économiquement (après 15 ans d'aides, leur non-rentabilité nécessité toujours des subventions - taxes CSPE et TICPE, dont n'a jamais eu besoin le nucléaire), (ii) anti-écologiques (ils sont responsables de rejets de CO2 supérieurs à ceux du nucléaire [8]), (iii) sources de dépendance énergétique accrue (ils sont importés), (iv) consommateurs de plus de surfaces (et donc de biodiversité) et de plus de ressources naturelles (métaux critiques, béton), (v) injustes socialement (bénéficiant à des particuliers aisés et à la finance dite "verte", mais financés par des taxes imposées à tous), (vi) et enfin, injustes commercialement par la distorsion de concurrence que leurs productions prioritaires imposent au nucléaire en le contraignant à s'effacer à chaque coup de vent ou de soleil, au détriment de son facteur de charge, de sa rentabilité et donc de ses coûts, au détriment aussi de ceux qui parmi ses clients du moment sont attachés à une "garantie d'origine nucléaire" de leurs électrons !
En conclusion: la vocation d'un marché concurrentiel est d'adapter une offre à une demande, au meilleur prix. Or, prétextant des objectifs climatiques louables (et des obligations de moyens discutables) l'Europe a demandé l'inverse au marché électrique européen, à savoir, adapter la demande à des offres intempestives d'électrons renouvelables intermittents. Ce marché doit être réformé, son offre doit être normalisée pour rétablir une concurrence loyale entre tous les fournisseurs et toutes les technologies de production, selon leurs seuls mérites respectifs. Chaque État membre devra alors être libre d'adopter les règles de ce nouveau marché, ou bien d'en sortir (service public de l'électricité, tarifs régulés basés sur les coûts de revient du producteur national), ou encore d'en sortir partiellement (en laissant aux ménages et entreprises le choix entre tarifs régulés et prix de marché). Les échanges transfrontaliers, indispensables, devront sans doute eux aussi voir leurs règles adaptées à ce nouveau marché, pour permettre la solidarité européenne et satisfaire les besoins des consommateurs et de nos économies.
Jean-Luc Salanave, le 9 octobre 2023
[1] En 15 ans, de 2007 à 2022, le prix de l'électricité pour les ménages français a augmenté en moyenne de 80%, passant de 115 à 207 €/MWh TTC en euros courants (source: statistiques.developpement-durable.gouv.fr, SDES)
[2] La séparation de RTE en 2000 puis la Loi NOME de 2010 (nouvelle organisation du marché de l'électricité) mettent fin à EDF comme opérateur national historique intégré (producteur, transporteur, fournisseur): création de l'ARENH au bénéfice de fournisseurs alternatifs, suppression des TRV pour les grandes et moyennes entreprises, création du marché de capacité (pour gérer les pointes).
[3] La part variable TTC des TRV (tarifs régulés de vente) des consommateurs français résidentiels passant de 132,9 €/MWh en août 2013 à 227,6 €/MWh en août 2023, soit +71% (source CRE, Commission de Régulation de l’Énergie).
[4] Autorité de la Concurrence-Avis n°22-A-03 du 25/2/2022- §145
[5] Les boucliers tarifaires ont eu comme objectifs de contenir la hausse des prix de l'électricité à +4% en 2022 et +15% en 2023 pour les particuliers.
[6] European Commission, Study on energy prices, costs and their impact on industry and households, 2020, https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/16e7f212-0dc5-11eb-bc07-01aa75ed71a1/language-en, p.71 et 289.
[7] Marcel Boiteux, revue Futuribles-n°331-Juin 2007-https://www.futuribles.com/les-ambiguites-de-la-concurrence-electricite-de-fr/
[8] Photovoltaïque 56 grammes de CO2/kWh; éolien 14 gCO2/kWh; nucléaire 4 gCO2/kWh (sources: Centre Commun de Recherche de la CE; Ademe)
[9] https://www.publicpower.org/resource/retail-electric-rates-regulated-and-deregulated-states-2021-update